Coups de cœur 2023

31 Déc

F Pessoa Le livre de l’intranquilité

J Crary 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil

G Sapienza L’Université de Rebibbia

B Stiegler Bifurquer

L Calaferte Le chemin de Sion

Coups de cœur 2022

1 Jan

Howl, A Ginsberg

La belle lurette, H Calet

Le vaisseau, S Leblanc

Aphorismes, O Wilde

Pas à pas, JF Augoyard

Coups de cœur 2021

1 Jan

Un carnet taché de vin, C Bukowski

Le partage des vivants, L Calaferte

La grande chute, P Handke

Attachement féroce, V Gornick

La question de la technique en Chine, Yuk Hui

Les livres qu’on lit en dernier

15 Déc

Quel régal !
Je ne suis pas convaincu qu’Un carnet taché de vin soit le meilleur recueil pour découvrir le vieux dégueulasse, mais certainement l’un des bons pour obtenir quelques clés supplémentaires sur le bonhomme.
Publié après sa mort, Un carnet… contient quelques inédits et surtout une série de textes publiés dans des revues underground et jamais réédités. Si l’on a droit à toute la palette de l’auteur, que ce soit les calculs « infaillibles » à l’Hippodrome, les bagarres « perdues » dans la ruelle à la sortie du bar, les lectures arrosées, ou encore les histoires torrides avec Karyn et Nina ; ce recueil se distingue des autres par une série de texte sur la littérature, de ses inspirations, de ses contemporains, et même de la place de la poésie dans ce monde sans sens. Même s’il n’y a rien de neuf sous le soleil, on y retrouve Hemingway, Anderson, Fante, Pound, Ginsberg… mais cette fois-ci, il me semble, ce ne sont plus de simples allusions lors d’une discussion, Bukowski développe ici son propos, on a presque la sentiment qu’il fait une dissertation pour faire sa place. « Je suis Beatnik avant les beatniks », la place des mots de Pound dans la page, il faut sauver le premier Hemingway, pas le dernier, (ou encore Bob Dylan ne passera pas à la postérité)… Nous avons même le droit à un véritable panégyrique de John Fante.
Ces développements soutenus montrent que derrière sa carapace, le vieux Hank tient à faire partie de ce groupe, et ne souhaite pas (malgré son apparente indifférence) être mis de côté. Le fait que les textes soient ordonnés de manière chronologique démontrent très bien ses intentions.
Les premiers textes, lorsqu’il crève de faim, on comprend enfin pourquoi derrière ce masque nihilisme il écrit et continu d’écrire toute sa vie : Il ne peut pas faire autre chose, ok, il dit aussi qu’il préfère écrire à faire le trie à la poste, ok, mais surtout, il nous fait l’aveu qu’il croit en la poésie ! Et, il me semble que cette révélation faite dans l’un de ses premiers textes, atteste pourquoi il écrira tout sa vie des textes aussi fabuleux.
Les textes de la deuxième partie de sa vie, quant à eux, nous renseignent sur la manière dont il construit son image de Chinasky. La chronologie accentue cette progression; on s’aperçoit que le vrai et le faux sont devenus un mélange indiscernable…Le rocambolesque du vieux Hank s’est glissé sur la peau de vieux Bukowski de telle manière à le rendre comme on le connait, et « fait » qu’on l’a suivi pendant tous ses livres.
Ces textes de 1944 à 1991 nous permettent de savourer (encore plus) toutes les nuances du bonhomme et nous permettent surtout de l’apprécier encore d’avantage.

Déclamations américaines

1 Nov

Quelles surprises !

J’avais comme à peu près tout le monde une idée des Feuilles d’Herbes de Whitman : une série de poèmes qui célèbre le pittoresque de la nature, d’un poète promeneur, qui fume la pipe et s’arrête en chemin pour noter ses impressions. Il y a un peu de ça, mais ce serait très réducteur de ces quelques 400 pages riches et denses, le poète aborde mille et un sujet; prend différentes postures et différentes voix… et on apprend dans l’éclairante préface de Asselineau que ces 400 pages, c’est une sélection, que l’ensemble était un fouillis encore plus vaste, écris et réécris durant toute la vie de l’homme.

Whitman célèbre autant la ville que la campagne, autant Manhattan que l’Ouest américain ; il célèbre autant le petit que le très grand, le cosmos… de toute façon, pour lui, c’est presque du pareil au même, l’un se retrouve dans l’autre, et vis-versa, par un dispositif de vases communicants. Il célèbre l’individualité, qui condense autant l’univers que tout le passé dont il hérite. C’est parfois assez déroutant. Il n’émet aucune distinction entre les individus, bons ou mauvais.

Une autre surprise est le ton et/ou le tonus du bonhomme. Dire poème pourrait être trompeur, il s’agit plutôt de « chants », sorte de déclamations de l’Amérique en pleine expansion. Le tonus de ces écrivains du 19e siècle, sûrs d’eux-même, sorte de prophète quelque peu mystique qui sacrifie sa vie pour les autres, au service des autres: il leur montre le chemin. Une Ode à la démocratie, à l’égalité et à la liberté. C’est vrai que par moment, cette vision peut paraitre naïve, simplificatrice, mais elle est pleine d’enthousiasme, de « bonne foi » comme le précise Asselineau. Mais dire cela, cache le côté sombre du personnage, avec ses pulsions inavouables, ses insomnies et ses désespoirs.

Les Feuilles d’Herbes nous donne à entendre le chant d’un homme, de sa vie, dans toute sa complexité, ses espoirs et ses tourments. Écris à une époque où tout semblait possible, cet hymne à la vie apporte une fraicheur bienvenue pour notre époque compliquée.

Une très bonne cuvée Handke !

21 Août

La grande chute correspond exactement à ce que j’attendais d’un grand Handke. À la fois dans la narration, dans le style, dans l’histoire (s’il faut absolument en chercher une!), autant que de la sensation que ce texte procure au lecteur. Une expérience de lenteur-langueur, une sorte d’asphyxie parfaitement contrôlée, une plongée qui nous rend attentif aux moindres détails, aux moindres ondulations, au rythme de notre respiration.

Il faut imaginer suivre un homme quelconque qui marche, sans destination précise – la ville, lieu de la chute – dans un décor-paysage vide, parsemé des « maisons » d’Anselm Kiefer, et accompagné de la musique de Warren Ellis qui gratte ou frotte un instrument bricolé, qui pourrait s’approcher d’un violon (tiens tiens, ces trois artistes hors-normes (Autrichien, Allemand et Australien) habitent tous la France ! ).

Il y a certainement plusieurs interprétations possibles de ce livre, assurément symbolique ( de la campagne à la ville ; la grande chute finale ; les personnages rencontrés mi-réels, mi-imaginés ; le sens des promeneurs ; l’orage, etc.), mais depuis mes premières de lecture d’Handke, je les parcours comme une expérience du temps : un rythme qui parvient presque à figer le temps. Un espace-temps compact, dense et plein. La grande chute amplifie justement ce sentiment d’absence de progression, d’immobilité. Le personnage se déplace, mais tellement lentement, qu’on a l’impression qu’il reste surplace et que c’est le paysage qui défile autour de lui. Comme lorsqu’on est convalescent et que l’on regarde les choses bouger autour de nous, cela nous parait irréelle, détaché de tout… Autant l’ultime chute elle-même.

L’usage de l’art

1 Avr

Fred Turner est un auteur relativement connu pour ceux qui s’intéressent aux basculements qui s’opèrent dans nos sociétés contemporaines, principalement en ce qui attrait aux transformations liées aux technologies numériques, considérées dans leurs larges acceptations. L’usage de l’art se place donc dans ce sillon creusé depuis plusieurs années par son auteur, en se concentrant sur un aspect spécifique: le recours à l’art chez Facebook et Google. L’idée centrale peut être résumé à l’étonnement de l’auteur par rapport au décalage qui s’est institué entre l’usage de l’art que faisait les grands industriels du milieu du 20e siècle, qui acquéraient une quantité considérable d’œuvres d’art, pour asseoir en quelque sorte leur notoriété, et le désintérêt complet des «millionnaires» d’aujourd’hui, principalement chez les 2 géants de l’informatique, pour l’art que l’on pourrait qualifié de traditionnel : un tableau, une statue. En fait, comme le montre Turner, l’un et l’autre de ces monstres ne sont pas complètement insensibles à l’art, mais à un type d’art très particulier, que plusieurs ne considèrent d’ailleurs pas comme tel, par exemple, les « performances » accomplies pendant le festival Burning man (pour les ingénieurs de chez Google) ou encore les posters de figures politiques, progressistes ou les slogans du même ordre, dans une typographie écarlate, qui remplissent les murs de Facebook.

Il faut dire qu’il s’agit de deux articles, écris à 10 ans d’intervalle, le premier écrit en 2009 et le 2e en 2018. À cela, s’ajoute une courte introduction (moins de 20 pages) écrite pour la sortie du livre en français. Si, aux premiers abords, le lecteur peut se sentir quelque peu floué par cette récupération, sous le couvert de la traduction, il y a tout de même un intérêt à (re)sortir ces deux textes ensembles. D’abord, la question centrale, énoncée ci-dessus, reste sensiblement la même, c’est elle qui constitue le fil conducteur des deux articles. D’autre part, l’intérêt se trouve à deux moments clés de ce mouvement éphémère, comme préciser dans la postface (5 pages). Au début de la vague, lorsque le « management » libre de Google, avec ses ingénieurs payés à faire ce qu’ils veulent (25% du temps), parait comme une sorte de modèle pour tirer au maximum de ses employer, comme dans le Burning man, où ces mêmes ingénieurs déboursent près de 20k, de leur poche, pour le plaisir de créer un objet-art qui brûlera à la toute fin. Et le 2e article, à la fin de la vague, où ces deux entreprises ont du plomb dans les ailes, et que l’on s’aperçoit que ces méthodes qui paraissaient libres, progressistes révèlent en fait d’un système hautement étudié pour parvenir à obtenir encore plus de ces employés, dans un but, évidemment, lucratif.

L’idée est de dire que l’intérêt de ces entreprises pour ce genre de « performance » artistiques, bohèmes, provenant de la contre-culture, est produit afin de renforcer l’idée que la sphère de l’art et celle des technologies n’en font qu’une et, par conséquent, la frontière entre travail et vie privée devient floue, cherchant ainsi à créer chez ses employés un investissement personnel et permanent. Turner affirme que le recours à l’art pour ces entreprises, est de chercher, par mimétisme, à ce que leurs employés se considèrent eux mêmes artistes de la toile, comme les gens pour lesquels ils conçoivent ces plateformes technologiques : des lieux virtuels pour que l’individualité créatrice se libère et se diffuse, selon la réputation, comme le désert de Burning man, comme les artistes qui installent des posters sans autorisations, comme les utilisateurs de ces deux applications. Turner ne souligne néanmoins pas le trait, laissant plutôt aux lecteurs de lignes entre les lignes. Il insiste sur le fait que ce n’est pas parce qu’il y a le portrait d’une militante pakistanaise (sans explication ni légende) sur les murs, qu’il est envisageable pour les employés de penser à se syndiquer… pourquoi se syndiquer lorsque, de toute façon, ces employés ne travaillent pas, ils créent. Ou encore, lorsque Turner fait le rapprochement entre Zuckerberg et les gourous charismatiques parmi les hippies des années 70.

Même si le premier article de 2009 est moins corrosif, il avait le mérite de pointer, très tôt, la mise en place d’un système managérial hautement efficace, car presque invisible, surtout à l’époque. Le Covid a d’ailleurs montrer le côté asphyxiant de ne plus séparer nettement sphères professionnel, publique et privée. Sous la bannière du toujours plus créatif, l’entreprise est parvenue à inculquer un dévouement quasi inespéré.

L’article de 2018, quant à lui, me semble enfoncer des portes ouvertes, ou du moins manque de finesse. Son argumentaire est construite de manière à montrer la spécificité du géant bleu dans l’usage de l’art, mais plusieurs de ses exemples nous font douter. Non pas douter que ça ne se passe pas comme ça chez FB, mais qu’une étude élargie nous aurait montré que tout une partie du monde de l’art subit cette transformation, et que ce n’est pas une particularité à ces entreprises. S’il est vrai que que ces deux géants des GAFA ont leur rôle à jouer dans les transformations des mœurs et des sociétés contemporaines, il n’est pas si évident qu’ils en soient les seuls initiateurs. On le suit lorsque, en 2009, il nous dit que ces entreprises ont participé à la transformation des modes managériales, et pas pour le mieux, mais lorsque en 2018, il nous dit que l’art a muté (pas pour le mieux non plus) sur les murs de ces entreprises, on est en droit de se dire qu’il rétrécie un peu trop la focal d’analyse.

Jamais égalé !

1 Mar

À chaque fois que j’ouvre un livre de Don Carpenter, j’espère retrouver l’intensité de Sale temps pour les braves, un roman que j’avais dévoré et adoré. Le début de Clair-obscur me laissait même espérer le meilleur… Ce n’est pas que ce 2e roman écris par Carpenter soit mauvais, au contraire, il est très bon, mais il est loin de concurrencer Sale temps… Je dirais même qu’aucun autre ne s’en approche. Avec Clair-obscur nous nous retrouvons dans le même univers que La promo 49, des adolescents, quelque peu abandonnés-laissés à eux mêmes, qui terminent le High School et se trouvent désemparés. Comme dans la Promo 49, Clair-obscur est composé à travers plusieurs points de vue, passant qu’un étudiant à l’autre, recomposant ainsi par petites touches le récit d’un petit groupe d’étudiants durant ces quelques années à l’école, avec aussi, le passage souvent compliqué à la vie adulte: amenant son lot de déceptions.

Dans clair-obscur, le récit se construit principalement autour de Semple et d’Harold, jeune et moins jeune. Nous attrapons Semple, qui sort tout juste de 18 ans à l’asile psychiatrique, pour recommencer la vie, là où il l’avait laissée. C’est par petites touches, que l’on comprend ce qui l’a amené là et, sans rien dévoiler, on se doute assez vite qu’Harold, le dur de l’école, à quelque chose à voir là-dedans, à l’époque, comme à sa sortie…

Malgré tout le bien que je peux penser de Carpenter, grand ami de Brautigan, je suis toujours étonné de remarquer ce décalage entre Sale temps et le reste de son œuvre…à vrai dire, La promo 49, les deux comédiens, un dernier verre et maintenant Clair-obscur, composent une œuvre cohérente, avec un même souffle, une douceur, mais toujours en-deçà de Sale temps… son premier roman. Carpenter se serait-il brûlé les ailes ? Comme si écrire un pareil chef-d’œuvre l’avait vidé… que pouvait-il faire après ? Un chef-d’œuvre s’est bien assez… Il n’a certainement pas de mal à en relire seulement un.

Coups de coeur 2020

1 Jan

Hiver de force, R Ducharme

Perturbation, T Bernhard

Paterson, WC Williams

Le grand passage, C McCarthy

Précis de décomposition, E Cioran

Le montage d’images poétiques

1 Déc

Imaginer la sérénité d’une feuille d’arbre qui se balance sur une mer calme. Imaginer la puissance des trombes d’eau qui se déversent d’une chute. Il faut surtout imaginer le montage entre ces deux images, dans un va-et-vient qui s’impriment avec force et douceur à la fois. C’est ce genre d’impressions que j’ai ressenties pendant ma lecture de Paterson, montage d’images poétiques, d’une poétique assez particulière, il faut le dire, construite à partir de faits ordinaires, qui s’accumulent, comme de la poussière dans un imaginaire.

Une femme tombe dans le gouffre de la chute, un homme y saute, volontairement, des corps qui réapparaissent, à la fin de l’hiver, incrustés dans un bloc de glace. Il y a très longtemps. Puis des chiens courent, s’abreuvent, une ex-petite amie vous écrit, elle ne comprends pas, ou encore, notre poète s’interroge sur sa place dans ce monde où le temps se matérialise dans cet eau qui tombe inlassablement de cette chute. Comme si tous ces inconnus s’étaient assis, à un moment ou un autre de leur existence, devant cette chute. Ou n’avait fait qu’y passer, un instant infime.

Cette atmosphère place le lecteur dans un état contemplatif, devant des images qui défilent plus ou moins lentement, dont certaines réapparaissent de manière suffisamment différentes pour qu’on se dise qu’il s’agit presque des mêmes. Sous la forme de courts paragraphes, William Carlos Williams crée un univers immense qui se limite néanmoins à la ville de Paterson, à sa chute, à la rivière Passaic. Par petites strates, il creuse, très profondément, pour faire ressurgir des pépites de vie, parfois enfuies depuis longtemps.